Lettre ouverte au matricule 156977

Aaron

Lettre ouverte au matricule 156977

Fabrice-Yves Ben Attar, fils de Georges Ben Attar et Simone Calef – 1995

Il y a cinquante ans, tu renaissais à la vie après dix-huit longs mois de souffrance quotidienne, de faim tenace et de froid mordant. Pourtant, ni les humiliations répétées, ni la haine idéologique n’ont jamais réussi à t’enlever ta dignité d’homme. Combien de fois dans notre enfance, nous as-tu raconté cette nuit de 1943 où, cachés avec ta famille dans le grenier, vous vous êtes fait « cueillir par la Gestapo » ? Puis le voyage, interminable, et enfin l’arrivée à l’autre bout de l’Europe, dans ce lugubre camp d’Auschwitz, à l’entrée duquel pérorait par cynisme l’insultante, la sinistre devise : « ARBEIT MACHT FREI ».

Combien de fois nous as-tu décrit les stalags, les « kommandos », les appels sadiquement prolongés, les entrées, les sorties ou les « cérémonies » ponctuées par des orchestres dérisoires, le « Kanada », les « Kapos », les vexations et l’arbitraire ? Combien de fois nous as-tu expliqué ces cortèges d’hommes, de femmes, d’enfants, impuissants et nus, conduits jour après jour, épuisés, hagards, vers une mort sournoise, avalés par les chambres à gaz, et cette obsédante odeur que, jour et nuit, crachaient inlassablement les cheminées de fours crématoires ?

Combien de fois nous as-tu fait le récit de l’évacuation du camp, les colonnes de morts-vivants fuyant dans le terrible froid continental vers un ailleurs aussi incertain qu’inaccessible ? Et les pauvres hères harassés qui trébuchaient ou tombaient étaient inexorablement achevés par des soldats nazis pressés, nerveux. Puis les bombardements alliés, meurtriers et salvateurs tout à la fois. Tu nous a exposé tes longues heures de cachette et ta course effrénée vers les Américains, le rapatriement à Paris par avion et ton arrivée à Nîmes au milieu d’une haie de badauds incrédules : tu avais vingt ans, tu pesais quarante kilos environ pour 1 mètre 80.

Tu nous as conté tout cela et bien d’autres scènes encore, avec la force de ton vécu et la détermination de transmettre ton histoire. Tes récits que je croyais enfouis reviennent à ma mémoire aujourd’hui, intacts, présents, comme autant d’empreintes indélébiles qu’à mon tour je n’ai pas le droit d’effacer, pour rester vigilant, pour pouvoir témoigner.

Oui, il y a cinquante ans tu avais la chance – si je peux dire – de renaître alors même que tes chers parents et sœurs, oncle, tante, comme des millions d’autres, familiers ou inconnus, n’ont pas réchappé à l’Holocauste. Ils ont été exterminés sans autre forme de procès uniquement parce qu’ils étaient Juifs…

Puis le temps a passé… Tu as su pardonner mais jamais oublier… Tu as réappris la vie, les rires, l’amour, construit une famille, une descendance, su évacuer la haine et la colère qui auraient pu légitimement t’habiter ; tu as traversé en définitive toutes ces années avec philosophie, les appréciant comme un bonus, un bienfait, jouissant au jour le jour du bonheur d’être là. Et avec ce sens de la dérision poussé parfois jusqu’au défi propre à notre famille, mais aussi avec la volonté du devoir de mémoire, tu as vengé « tes » cinq victimes du nazisme en ayant cinq enfants à qui tu as donné leurs prénoms pour en perpétuer le souvenir.

Aujourd’hui, même si quelques intellectuels frustrés nient les chambres à gaz, même si des néo-nazis ne voient dans ce génocide qu’un « détail » de l’Histoire, la Seconde Guerre mondiale se vend en cassettes, s’apprend – trop vite – à école, s’affiche avec succès au cinéma, s’aligne sur les rayonnages des bibliothèques. Les historiens, les politiques, la main sur le cœur, affirment, du lyrisme plein la voix : « Plus jamais ça ! », en prenant à témoin les survivants, et pourtant… L’ONU a été créée pour garantir la paix sur la planète, et pourtant…

Pourtant, dans notre monde dit civilisé où les satellites arrivent à scruter la moindre velléité offensive du moindre dictateur dans notre monde médiatisé et surinformé, la barbarie triomphe encore. Sarajevo, le Rwanda, l’Algérie et combien d’autres enfers où les hommes se détestent, se déchirent, s’entre-tuent, ici pour ravir un bout de terre, là pour imposer une religion, là enfin pour dominer telle ethnie à qui l’on refuse tout droit à l’existence, à la plus élémentaire dignité. Pourquoi faut-il toujours établir des différences, tracer des frontières, lancer des anathèmes, coudre des étoiles jaunes ?

Plus j’y pense et plus je me dis que les idéologies, les religions, les sectarismes et autres intégrismes, bref tout ce qui par nature ou par calcul divise les hommes favorise dans le même temps le repliement sur soi et l’incompréhension de l’autre.

A Auschwitz ce qui vous rassemblait, tes compagnons d’infortune et toi, ce n’était certainement ni la langue, ni la religion, ni l’idéologie – et d’ailleurs vous n’aviez pas tous été déportés pour les mêmes raisons – ce qui, je crois, vous unissait vraiment, par-delà bien sûr la folie meurtrière d’Hitler, et plus efficacement sans doute que les prières, c’était tous comptes faits les petits gestes fraternels, les modestes élans de solidarité quotidienne, une entraide discrète, seuls capables de maintenir la dignité et l’espoir collectivement, et ce même si chacun, individuellement, avec courage et opiniâtreté et malgré les forces qui l’abandonnaient, luttait pour sa propre survie.

Aujourd’hui, en pensant à la douloureuse expérience que tu as vécue, plusieurs certitudes naissent en moi. Retrouvons l’essentiel, les valeurs humanistes. Croyons en l’homme, celui des organisations humanitaires, celui de la générosité spontanée, celui qui œuvre sans calcul, sans arrière-pensée, pour aider son semblable, pas celui des idéologies ni des idolâtries. Militons pour la paix, le rapprochement entre les êtres, le progrès partagé entre tous et non confisqué par quelques nantis pour leur seul profit. N’acceptons ni les exclusions ni les exclusives. Restaurons les valeurs de Liberté, Egalité, Fraternité, auxquelles il convient d’associer solidarité, laïcité, démocratie, garantes de dignité et de respect entre les hommes. Ne laissons plus les intolérants et les rétrogrades occuper seuls le terrain. Mettons tout en œuvre pour qu’effectivement et définitivement nos enfants ne connaissent « plus jamais ça » !

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