Sur les traces de Viktoria Andjel

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Sur les traces de Viktoria Andjel

Claire Fernandez, novembre 2021

On cherchait depuis longtemps une destination avec maman, Hélène
Ben Atttar-Fernandez, pour un city trip toutes les deux. Alors quand Ivica nous a suggéré Thessalonique, en Macédoine grecque, la destination semblait évidente.

C’est de là qu’était originaire Viktoria Andjel, la grand-mère de maman, la maman de Simone Rebecca Calef.

Simone Rebecca Calef bébé

Ce voyage était enfin un moment de complicité avec maman, juste toutes les deux, dans une destination où tout était à découvrir. Mais ce voyage était aussi doublement intéressant pour moi : du point de vue historique et du point de vue psycho-généalogique.

Viktoria Andjel, ou Victorine Angel dans la version francisée, est née le 4 juin 1893 à Salonique, alors Ottomane. Elle a vécu à Salonique avec ses parents Abraham Andjel (né à Larissa) et Simha Kahn. A cette époque la ville était ottomane, et ce jusqu’en 1914.

A quoi ressemblait la vie des Juifs de Salonique et de mes ancêtres en ce début de XXe siècle ? Pourquoi Viktoria et ses parents sont-ils partis en France ? Pourquoi s’est-elle mariée tout de suite à Albert Calef, alors qu’elle le connaissait à peine et qu’elle n’avait que 19 ans et qu’il en avait 10 de plus ?

Autant de questions qui m’animaient avant de partir. En comprenant mieux mon arrière grand-mère maternelle et son parcours, je comprendrais peut-être mieux ma grand-mère, Simone Rebecca, dont je porte le nom. Elle qui était si complexée, qui se trouvait « petite, juive et noire », selon maman et ses frères.

Tout ce que l’on savait sur Viktoria, c’est qu’elle parlait couramment français, même avant de partir. Elle aurait peut-être étudié dans une des écoles gérées et financées par l’Alliance Israélite Universelle qui avait pour mission d’éduquer les générations de jeunes, notamment les filles. Elle aurait pris de la quinine, peut-être à cause du paludisme, et en était devenue sourde, et devra par la suite utiliser un cornet pour entendre.

Viktoria s’est mariée le 1er juin 1912 à Nîmes, avec Abraham (Albert) Calef, donc elle a dû arriver à peu près à la même date en France. Albert et Victorine se sont donc rencontrés sur le bateau, elle venant de Salonique avec ses parents, lui venant de Constantinople (Istanbul). Elle lui aurait dit : « Ne me touchez pas Monsieur ». Il avait dix ans de plus qu’elle.

Mariage Viktoria et Abraham, 1912, Nîmes

Par la suite, ils eurent 6 enfants, et elle ne sortait pas beaucoup, dépendait de son mari pour faire les courses, et a vécu avec ses parents jusqu’à leur mort. Elle parlait judéo-espagnol et français couramment. Elle ne parlait que judéo-espagnol avec ses parents.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute la famille s’est cachée pour survivre (voir histoire de Simone Calef), sauf Simhra qui était déjà bien malade et mourra en 1942, et Abraham, qui se cacha dans des sanatorium et chez des voisins.

Voilà à quoi a ressemblé le « rêve français » de ces Juifs saloniciens. Peut-être que Viktoria aurait pu aspirer à faire des études, ou même travailler en France. Mais sourde et avec six enfants, la vie en a voulu autrement. Peut- être est-ce pour cela que Rebecca Simone, la dernière née de Victorine et Albert, est placée en nourrice, à sa naissance, et jusqu’à ses cinq ans. Peut- être est-ce pour cela que Viktoria et Albert ne viendront pas rendre visite à leur fille pendant ces cinq ans.

N’ayant que très peu de renseignements, nous ne pouvons que faire des suppositions sur leurs conditions de vie et leurs aspirations avant et après leur départ. La Thessalonique actuelle ne compte presque plus aucune trace de la « Jérusalem des Balkans » de l’époque.

Aliki Arouth, la directrice des archives juives de la ville, m’avait prévenue par téléphone et mail : « Ce genre de recherche sur avant 1914 est presque toujours infructueuse. » Lors de notre visite, c’est dans un petit bureau en sous-sol qu’elle m’attend, entourée de son ordinateur, de centaines de boîtes en carton, de cartes et de livres.

Elle m’annonce tout de suite qu’il n’y a rien de la grande communauté juive de l’époque ottomane. Ou selon les mots des archives ottomanes que j’ai aussi contactées, pour être dans les registres à l’époque il fallait être « soit une personne célèbre, soit un criminel ». On estime à plus de 100 000 les descendants des Juifs partis de Salonique entre 1900 et 1914. Aliki me parle de plusieurs vagues d’émigrations, celles d’avant 1912, après 1912, puis dans les années 1920 et 1930. Vers la France, la Palestine, d’autres pays.

Elle m’a recommandé deux livres1, de visiter le musée juif et de faire le tour de la ville, des anciens lieux juifs, pour avoir une idée des conditions de vie de l’époque. Mais cette Salonica de l’époque a disparu, en partie détruite dans l’incendie de 1917, qui a ravagé le quartier juif entre autres, et laissé des milliers de familles juives sans abri pendant toute la période d’entre deux guerres. Salonica a subi des années de rénovation, de transformations et de «grequisation», pour ne laisser plus rien ou presque de cette époque.

Au musée juif, maman a cherché une photo ou un nom qui pourrait être celui ou celle de sa grand-mère. Nous avons lu les noms des disparus de l’Holocauste et réalisé deux choses : le nom de nos ancêtres était prononcé (et même écrit) Andjel et non Angel, qui a dû être modifié, ou francisé. Et le nom de Andjel était l’un des noms les plus courants parmi les Sépharades saloniciens. Donc il devait y avoir des centaines de familles Andjel, comme me l’a confirmé Aliki des archives. Le nom de famille de la maman de Viktoria, Simha Kahn, ou Kohen, était aussi l’un des plus courants. Beaucoup d’entre eux ont péri dans les chambres à gaz de Auschwitz Birkenau. 50 000 Juifs de Thessalonique ont été exterminés, achevant ce qui restait des communautés du début du siècle.

Finalement, un des moments les plus émouvants du séjour sera notre visite à l’ancien cimetière juif, détruit entièrement entre 1942 et 1943 et désormais le campus de l’Université de Thessalonique. Le cimetière était l’un des plus grands cimetières juifs d’Europe, et les autorités grecques collaborant avec les Nazis ont ordonné la destruction de 300 000 tombes. Les pierres tombales furent utilisées comme matériaux de constructions, les os dispersés. Pour que ne reste aucune trace du tout de la présence juive à Thessaloniki. Non seulement les 50 000 Juifs qui restaient encore pendant la guerre furent déportés et exterminés, mais aussi les morts, tous ceux qui avaient fait la communauté la plus vibrante de la Méditerranée, et par là même qui ont contribué à l’essor de la ville.

Pour citer la stèle du monument érigé (enfin !) en 2014 pour témoigner de la sacralité du lieu : « Les Humains ne leur suffisaient pas. Ils ont voulu détruire même la mémoire. Tandis qu’ils étaient en train d’envoyer les vivants à leur mort, ils démolissaient les tombeaux des morts et dispersaient leurs ossements. Ceux qui étaient enterrés ici sont morts deux fois. »

Nous avons pris un moment pour nous recueillir et apprécier la symbolique de générations de jeunes Grecs éduqués sur le terreau des Juifs disparus. Mais un goût amer nous a suivies jusqu’au musée de la culture byzantine avoisinant. Des tombes, pour certaines datant du IIIe siècle y sont exposées, célébrées, dans un bâtiment magnifique, alors que juste à côté 300 000 tombes plus récentes ont été profanées, détruites à jamais. Maman était très émue de fouler ce sol du cimetière et a ramassé une pierre qu’elle a ramenée pour la faire « vivre » chez elle.

Ce que nous avons trouvé à Thessalonique, c’est le goût des borekas (borekitas en judeo espagnol) à la feta (ou Kourous en grec) que cuisinait Simone, la saveur des plats mijotés, l’ambiance d’une ville au carrefour de la Méditerranée, des Balkans et de l’Orient.

Depuis le port d’où est partie Viktoria vers 1912, j’imagine dans quel état d’esprit elle pouvait être. Si je pouvais, je lui dirais comment, même si elle n’a pas réalisé son rêve français, c’est toute sa descendance qui lui est reconnaissante de son voyage. Rappelons-nous d’où nous venons, et que c’est une chance, une chose spéciale à chérir, d’être « petite, juive et noire ».

1Jewish Salonica, de Devin I. Naar et Taditions and Customs of the Sephardic Jews of Salonica de Michael Moho

Hélène et Claire à Thessalonique, 2021

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