Lire l’histoire de Georges Ben Attar

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J’avais 18 ans…

J’avais 18 ans, le bel âge. J’étais zazou. Je poursuivais une scolarité normale, je menais une vie tranquille et fréquentais beaucoup de copains. Mon père était à la tête d’une affaire de bourse et de change. Il jouait au bridge avec le préfet du Gard, Angelo CHIAPPE, et était trésorier du Sporting club de Nîmes. Je voulais devenir avocat.

Le 11 novembre 1942, les Allemands occupent tout le territoire français et les lois racistes et antijuives, jusque-là appliquées dans la zone nord, dite zone occupée, se généralisent. Le port de l’étoile jaune devient obligatoire, les interdictions d’exercer certaines professions s’appliquent partout en France. Mon père ne peut plus travailler. Notre carte d’identité est tamponnée du mot JUIF.

Depuis le 24 octobre 1940, par l’entrevue de Montoire entre Pétain, maréchal de France et chef d’Etat, et Hitler, chef du parti nazi allemand, la France est devenue collaboratrice. Pour les Juifs, les humiliations et vexations sont incessantes et quotidiennes, le pouvoir judiciaire et les diverses polices sont mis au service de l’ordre nouveau. C’est le début des arrestations et des rafles.

A Nîmes, en 1942, les autorités avaient dit à mon père : « On ne peut plus sauvegarder la sécurité de vos coreligionnaires, mais vous, ainsi que la famille de M. Horviller, n’avez rien à craindre, vous bénéficiez de protection dans le cadre du numerus clausus. » En effet, nous avions des références de « bons Français » – notre famille avait reçu la médaille d’argent de la famille française et mon oncle, Fortuné Ben Attar, avait été cité comme plus jeune artilleur de France. Il possédait même une pochette brodée remise par la Reine Mère.

J’ai 18 ans, je veux devenir avocat.

Georges, ses sœurs Yvette et Mathilde,
et leur mère Sarah.

Le 17 septembre 1943, tout bascule. Pendant une soirée chez moi, avec mon oncle Lazare, frère de ma mère, et ma tante Bellyne, sa femme, j’entends des bottes claquer dans l’escalier. Je comprends que l’on vient nous arrêter. Je veux filer par les toits, mais je choisis de rester avec ma famille. Pour nous sauver, nous empruntons le couloir qui mène au grenier. Malheureusement, les hommes de la Gestapo, qui accompagnent la Feld Gendarmerie, entendent des voix. C’est dans le couloir qu’ils viennent nous arrêter. Ils nous intiment l’ordre de les suivre en nous donnant 10 minutes pour prendre un bagage.

La veille, Marcel Lacassagne, avec qui je jouais au football avant la guerre – à qui je ne parlais plus parce qu’il s’était engagé dans la collaboration et qu’il était Croix de Feu (parti nazi) -, m’avait invité à boire un coup au Caveau, bistrot où j’allais tous les jours rencontrer mes copains. Je ne lui ai pas répondu. Je ne connais toujours pas aujourd’hui les intentions qu’il avait à mon égard… Malin plaisir à me savoir sur la liste des arrêtés ou envie de m’avertir ?

J’ai 19 ans et l’horreur commence.

Nous sommes tous arrêtés, conduits à la caserne de Nîmes, quartier Vallongue, et incarcérés en cellule commune. Ma sœur, au départ de la gare de Nîmes, le lundi 20 septembre 1943, a laissé tomber une lettre avisant que la famille Ben Attar (très connue à Nîmes) partait ce jour pour une destination inconnue. Nous arrivons, le même jour, escortés par les soldats de la Feld Gendarmerie allemande, à la prison Saint-Pierre de Marseille, où hommes et femmes sont séparés. Nous ne nous sommes plus revus, avec ma mère et mes sœurs, jusqu’au 25 septembre, jour du départ pour Drancy.

Nous arrivons en famille et en convoi le 27 septembre à Drancy. Là, nous restons ensemble dans un bloc occupé par une quarantaine de personnes, pas trop mal. On couche à même le sol, sur des paillasses. Nous étions, ignorants de notre avenir, décontractés car nous n’avions plus cette psychose de l’arrestation. Nous ne pouvions pas savoir ce qui nous attendait…

A Drancy, à cette époque, il y avait Tristan Bernard, écrivain, qui, seul de tout le camp et par faveur spéciale, était autorisé à porter la barbe.

Le 7 octobre 1943, départ pour une destination inconnue. Les convois s’effectuent dans des wagons à bestiaux où l’on entasse jusqu’à 100 à 120 personnes. Le voyage durera quatre jours. Dans le convoi n° 60, nous sommes 1000 : 564 hommes, 436 femmes – dont 108 enfants de moins de 18 ans.

La descente aux enfers

Le 11 octobre 1943, j’arrive, avec mon père, ma mère, mes deux sœurs, mon oncle et ma tante, dans un endroit inconnu. Nous sommes séparés : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, à coups de matraque, à la descente des wagons. Je n’ai pu embrasser et dire adieu ni à ma mère, ni à mes sœurs. Nous apprenons que nous sommes à Auschwitz-Birkenau, en Pologne. Une rapide sélection faite sur le quai de la gare décide sur le champ et sans rémission du sort de chacun.

Les majors SS gardent 166 femmes et 340 hommes qui sont dirigés vers différents camps en camion. Avec mon père et mon oncle, nous sommes conduits au camp de Monowitz, dépendance d’Auschwitz. Le reste du convoi, soit 491 personnes, est dirigé vers les chambres à gaz de Birkenau et immédiatement gazé. Cela, je ne le savais pas et ne pouvais pas l’imaginer…

A Monowitz, à la descente des camions, les SS nous font mettre nus. Nous sommes dépouillés de tout bagage et du moindre objet personnel. Nous sommes ensuite tondus, rasés sur tout le corps et désinfectés au DDT.

Puis, nous passons au tatouage où mon matricule est gravé sur le bras gauche : 156977. Celui de mon père : 156976, celui de mon oncle : 156978. J’apprends mon numéro en allemand : Eins, Fùnf, Sechs, Neun, Sieben, Sieben, et en polonais – ces chiffres résonnent encore dans ma tête et ont hanté et hantent encore mes nuits. Je deviens un numéro.

On nous donne un uniforme rayé bleu et blanc et des galoches. Nous portons un écusson. Je passe ensuite au « Politburo » pour donner mon identité. A la question : « Quel est votre métier ? », je réponds : « Kucker » (cuisinier), pensant pouvoir être affecté aux cuisines… dès le lendemain, j’intègre un kommando de terrassement.

Je vais très vite connaître l’horrible réalité du camp : un déporté se faisait rouer de coups par un SS, alors qu’il tentait de « dialoguer » avec lui : « Je suis fatigué, je ne peux plus travailler .» Paralysé par la peur et sous la violence du bourreau, cet homme a fini par mourir, assassiné à coups de bottes.

Je comprends désormais que mon caractère « fanfaron » doit être mis de côté. Je commence alors ce que j’appellerai l’« opération survie ». Dans cette situation, il s’agit de réaliser une adaptation totale au milieu avec une idée fixe : m’en sortir pour raconter. Paradoxalement, je décide de vivre au jour le jour et fais doctrine cette phrase : le matin : « Vivement ce soir qu’on se couche », le soir : « Encore une journée passée. »

Aaron, le père de Georges, qui avait combattu dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale, et sera déporté pendant la Seconde Guerre mondiale.

Echange d’hommes

Un jour, un kapo d’un autre kommando nous demande si parmi nous se trouve un déporté de Nîmes. Je réponds par l’affirmative à cette question. Il m’échange contre l’un de ses hommes et me prend dans son kommando. Je pars donc avec lui. Il me conduit sur les lieux du travail, m’amène à des hommes du STO (Service de Travail Obligatoire) de Nîmes. Je les connaissais. Déportés comme moi, ils travaillaient sur un chantier voisin.

Quand les copains me reconnaissent, ils m’embrassent. Je les vois tous les jours, ils me donnent un peu à manger. Je peux alors rapporter de la nourriture à mon père et à mon oncle qui partagent le même chapiteau que moi.

Près de là, se trouvaient des prisonniers anglais avec qui l’on échangeait des cigarettes quand on se croisait pour aller « pisser ».

Dans ce camp de Monowitz, j’attrape une angine diphtérique. Dirigé vers l’hôpital à la section des contagieux, j’y resterai 4-5 jours. Je mange de la soupe à la crème de riz. Mon père vient me voir souvent et je lui donne du pain. Le médecin qui me soigne, déporté lui aussi, s’appelle Cuenca. C’est un Juif grec qui parle français. Un matin, un gros départ est organisé à partir de l’hôpital. Les occupants sont conduits ailleurs. C’était le 11 janvier 1944. A partir de ce jour, je n’ai plus revu ni mon père, ni mon oncle.

Auschwitz

J’arrive à Auschwitz (Pologne), près de Monowitz. Dans le camp, nous sommes sous le commandement de déportés de droit commun allemands. Tous les déportés portent un costume rayé, un écusson avec un triangle de différentes couleurs et, à l’intérieur, la lettre du pays d’origine. L’on compte, à peu près, 30 SS par camp. Toutes les fonctions sont hiérarchisées et organisées comme suit : chef de camp, chef de kommando, chef de chambre, chef de block, le kapo. Les SS n’avaient de rapport qu’avec les chefs de kommando et les chefs de block.

A Auschwitz 1, grand camp, mon block est en brique, assez spacieux, eau courante, salle avec lavabo.
« Ein lots, tein todt » (un pou, ta mort), telle était la devise à l’entrée du block. L’hygiène dépendait de nous. Il fallait se débrouiller pour avoir du savon et surtout avoir le crâne propre. Si les SS apercevaient une trace de crasse, ils nous rouaient de coups et parfois même nous battaient à mort.

Avec les hommes du kommando affectés au tri des effets des déportés, nous faisions des échanges. J’ai eu l’occasion de me rendre dans ces grands bâtiments nommés Kanada. Contre le mur, j’ai vu des montagnes de lunettes, de prothèses, de chaussures. C’est là, qu’un jour, j’ai pris une paire de chaussures en chevreau. En fait, s’entassait là tout ce qu’apportaient avec eux les déportés et tout ce que les SS récupéraient sur les corps des hommes, femmes, enfants assassinés : les cheveux, les dents, etc.

Les détenus de ce kommando, qui s’appelaient également « Kanada », rentraient tous les soirs au camp après une fouille minutieuse. Mais parfois certains d’entre eux arrivaient à rapporter quelque chose : une chemise, un pull over, une paire de chaussures ou une cuillère, une fourchette, une montre, etc. C’est ce que l’on nommait l’organisation.

Une journée au camp

Le matin, au réveil, le chef de chambre arrivait et disait : « Debout, faites les lits et allez vous laver. » Ensuite nous buvions une « tisane grise » en guise de petit-déjeuner, puis nous sortions et nous nous alignions en rang devant les blocks pour assister à l’interminable et terrible appel, sous la pluie, le vent, le froid ou la neige, parfois tout à la fois. Les SS nous comptaient puis nous partions pour la journée de travail. Le kommando comprenait 500 déportés. Par groupe de 100 se trouve le kapo, par groupe de 50 se trouve le under kapo et par groupe de 10 se trouve le contremaître (von arbeiter). L’ensemble du kommando est sous la surveillance d’un SS qui marche à l’avant.

Je travaillais au centre de matériaux de construction de la Wafen SS et de la police allemande. Nous déchargions des wagons remplis de divers matériaux (briques, poutres, sacs de ciment) que nous portions sur le dos. Le trajet de retour s’effectuait à la course. Un jour, un SS trouve que je ne reviens pas assez vite, il crie : « Scbnell Menscb » (plus vite, homme) en me donnant un coup de matraque. Je me suis souvenu alors de la mort du déporté à Monowitz… J’évite le premier coup, le SS me rappelle, je prends le deuxième coup, repars, et ainsi de suite. J’ai pris des coups sans rien dire mais sans rester immobile pour pouvoir m’octroyer un temps de repos entre les coups. Cela aussi a contribué à me sauver la vie… C’est surtout dans les kommandos de travail que j’ai assisté à des assassinats de déportés.

A midi, on s’arrêtait pour « manger ». Les miskas (gamelles) sont en émail rouge. Les louches dont se servaient les kapos pour nous donner notre ration ont une capacité d’un litre mais il est rare qu’elles soient remplies. Lorsque la distribution était terminée et les chefs servis à satiété, le kapo criait
« Répéta » (au rab) et tous les déportés se précipitaient pour essayer de recevoir environ un quart de louche supplémentaire. Mais, là encore, à cause de la bousculade, les coups de louche pleuvaient de tous côtés. Pour éviter de recevoir les coups, je restais donc dans mon coin, me contentant de ma ration. Quand on rentrait au camp, le soir, les kapos faisaient à nouveau l’appel pour vérifier s’il n’y avait pas eu d’évadés. Tous les partants du matin devaient se trouver dans les rangs. C’est ainsi que les cadavres des morts de la journée figuraient parmi les vivants. Les rangs rompus, des kommandos spéciaux évacuaient les morts vers les fours crématoires.

J’ai su assez rapidement qu’à Auschwitz-Birkenau se trouvaient des fours crématoires car fréquemment les SS nous rappelaient que si l’on ne travaillait pas assez, nous irions le lendemain au crématoire. Par contre, j’ignorais que des trains entiers étaient gazés à l’arrivée. Je l’ai su bien longtemps après.

Au moment de l’appel et pour l’exemple, des hommes qui avaient tenté de s’évader étaient pendus sous nos yeux. Il s’agissait essentiellement de détenus polonais qui étaient déjà complètement déchiquetés par les chiens.

Survivre

Dans le cadre de l’opération survie, il ne fallait pas se faire remarquer. J’étais réduit à l’état de numéro par l’organisation et le travail concentrationnaires ; je voulais m’en sortir, je ne pensais qu’à moi, j’étais devenu impersonnel. Quand je pensais aux miens, je n’imaginais plus que l’on pouvait se retrouver après la guerre. Dans les camps, les Allemands tuaient par les coups, la faim, le froid, le travail. Il fallait survivre.

Le soir, après l’appel, l’on se réunissait par groupes. Moi, je faisais partie d’un groupe de Français (communistes, juifs). Nous parlions essentiellement de nourriture. Un jour, un déporté est arrivé avec une gauloise bleue et nous avons été 20 à tirer dessus. A la nuit tombée, nous devions rester dans les blocks. Il était interdit de sortir la nuit.

Certains kommandos travaillaient à l’extérieur avec des « Zivic Arbeiter » (civils). Ainsi, nous connaissions les nouvelles de l’évolution de la guerre et de la situation militaire. Ces informations nous procuraient des moments d’espoir. Deux événements ont fait grand bruit dans tout le camp : l’assassinat de Philippe Henriot et le débarquement du 6 juin 1944.

J’ai effectué plusieurs séjours au « Krankenhaus », où les malades sont soignés par des médecins déportés. Un médecin, le docteur Garfunkel, m’a plusieurs fois averti de l’imminence de sélections (envoi de malades à la chambre à gaz). Je quittais alors rapidement cet endroit pour regagner le kommando. Vers l’automne 1944, j’ai été réaffecté à mon ancien kommando Bahnhof.

Mais ce kommando, qui comptait avant ma réintégration 600 détenus, avait été réduit. Je me suis alors retrouvé dans un kommando d’environ une trentaine de déportés. Il s’agissait uniquement de détenus allemands ou polonais non juifs qui recevaient des colis de chez eux. De ce fait, beaucoup d’entre eux dédaignaient la soupe et ils me donnaient leur ration.

A cette époque, les Allemands vont déporter massivement les Juifs hongrois : 300 000 ou 400 000 personnes seront conduites vers les camps. Les Hongrois amenaient avec eux des sacs de provisions contenant, entre autres, des tonnes de potage en poudre, appelé par ailleurs à cette période en France : potage de Hongrie. Les Allemands utilisaient ces provisions pour préparer la soupe du camp.

La longue marche de la mort

Le 18 janvier 1945, nous sommes évacués d’Auschwitz par les Allemands, poussés sur les routes par une température de – 20° C. Nous avons droit à une boule de pain, à la moitié d’un « wurst » (saucisson à 75 % d’eau), à un morceau de « Kà’se » (fromage à 10-12 % de matière grasse) et à une couverture de coton. Nous marchions par 100 en rangées de 5, encadrés par 2 SS : 55 minutes de marche, 5 minutes d’arrêt. Le premier soir, nous avons dormi dans un champ de neige. Je me suis emmitouflé dans ma couverture et le lendemain matin, au réveil, il a fallu que j’ouvre cette couverture en force car elle avait gelé. Je l’ai laissée sur place. Je n’ai même pas été malade.

La file de déportés était interminable. Nous étions 30 000. Cette marche effroyable durera 4 jours. Pour manger, l’on se ravitaillait sur les morts à qui il restait encore des vivres. Assoiffé, j’ai bu de la neige. Lorsque des hommes tombaient, ils étaient immédiatement tués à coups de revolver par les SS qui encadraient la colonne. Beaucoup ont péri durant ce long trajet à pied. Pendant les derniers kilomètres, des copains m’ont aidé à marcher car je n’y voyais plus rien. Comme tous les survivants, je suis arrivé au camp de Gross-Rosen, aux confins de la Pologne, à 60 km de Breslau-sur-1’Oder, le 21 janvier 1945. Ce camp, prévu pour accueillir 10 000 prisonniers, voit arriver 30 000 déportés. Nous sommes entassés dans des blocks à étage, il faut se débrouiller pour récupérer le liquide appelé soupe.

Dès le premier jour, je vais réussir à me procurer un écusson de déporté politique. C’est un triangle rouge, sans triangle jaune superposé, sur lequel j’ai inscrit mon numéro de déporté 156977 et la lettre F à l’intérieur du triangle.

A partir de ce moment-là, je ne suis plus Juif, je deviens un prisonnier politique français. J’ai bien fait, car le 12 février, ce camp a été évacué en deux temps : 1) les Juifs 2) les autres.

N’étant plus Juif par le changement d’écusson, je suis évacué avec les autres vers Dora, en Allemagne. L’évacuation se fait en wagons plate-forme. Au départ, dans mon wagon, nous étions 50 et à l’arrivée, 26 survivants. Durant ce long voyage de plusieurs jours, l’on nous distribuera seulement une fois du pain. Les cheminots allemands nous donnaient à boire de l’eau chaude de la machine. Nous arrivons dans le camp de Dora Mittelbau, situé dans les collines du Harz, aux environs de la ville de Nordhausen, le 18 février 1945. Je n’ai pas travaillé pendant mon séjour à Dora. Nous avons été mis en quarantaine. Le 18 février, l’on nous a une nouvelle fois évacués et dirigés sur Nordhausen où je suis resté jusqu’au 4 avril 1945.

Nordhausen est bombardé le mardi 3 et le mercredi 4 avril par l’aviation américaine. Je suis là. Il y a plus de 2500 tués et je suis encore là. A 15 heures, les SS nous font rassembler et mettre en rangs par 5 pour une nouvelle évacuation vers Bergen-Belsen. Mais là, je ne veux plus partir.

Je ne veux plus partir

Je ne veux plus partir, je ne partirai plus. Je n’en peux plus. Je me dis : « Si je dois mourir, autant mourir ici car je suis au bout du rouleau. » Je me cache sous les décombres et les cadavres et j’attends le silence. Le camp s’est vidé, tout le monde est parti, y compris les SS. Au milieu de la nuit, je sors de ma planque, je me relève et je pars en courant vers la ville. Là, je me cache dans la cave d’une maison qui tenait encore à peu près debout. J’ai subsisté ainsi huit jours en mangeant des carottes et des pommes de terre crues que j’ai trouvées dans la cave.

J’apprendrai plus tard que sur les 2500 déportés de Nordhausen que je n’ai pas suivis, ceux qui ont été conduits vers Bergen-Belsen, il n’y aura que 172 rescapés.

Un jour, c’était le mercredi 11 avril 1945, à travers le soupirail, je vois passer des troupes de civils, des gens qui s’en vont puis j’entends chanter deux déportés habillés du costume rayé. Ils déambulent bras dessus, bras dessous. Ils sont soûls. Je sors de ma cave et leur dis : « Ruhe, Ruhe ». Ils me répondent :

« All sind Kaput, Americaner sind zwei bundert meters. » (Ils sont tous morts, les Américains sont à deux cents mètres). A ces mots, j’ai piqué le plus grand sprint de ma vie pour rejoindre les Américains.

Lorsqu’ils m’ont recueilli, ce 11 avril 1945, ils m’ont dirigé vers les hôpitaux de Nordhausen qui se trouvaient à côté du terrain d’aviation. Il y avait environ 5000 personnes à rapatrier. Un numéro nous était attribué par ordre d’arrivée. Je crois que j’avais un numéro dans les 4500. Des STO, des déportés, des soldats blessés se trouvaient là.

A cette période, tout à fait au début du rapatriement, les Américains avaient mis 10 avions de 25 places par jour au service du retour. Cela représentait le départ de 250 personnes par jour. Nous étions nourris par les colis des Américains. Comme les autres, j’ai eu une grosse dysenterie. Alors, je suis resté plusieurs jours à manger du « charbon » pour me soigner. J’ai vu des gens se jeter sur la nourriture et mourir de dysenterie. Le 21 avril 1945, à l’appel des 250 rapatriés quotidiennement, il manquait un homme. Il est appelé au moins dix fois par haut-parleur. A ce moment-là, je me suis précipité vers l’appareil en disant que l’homme appelé, c’était moi. Voilà pourquoi j’étais à Paris ce 21 avril 1945 à 15 heures, trois semaines avant l’Armistice. Si j’avais attendu mon ordre d’appel, je serais rentré sans doute un mois ou un mois et demi plus tard.

Quand l’enfer prend fin

C’est à partir de là que j’ai espéré revoir mes parents et mes sœurs. Puis, peut-être seulement ma sœur Mathilde, qui était si forte à mes yeux. C’est peu après que j’ai compris que je ne reverrais plus personne.

Avril 1945, ma libération.

Je me suis marié avec Simone Calef en 1946. Nous aurons cinq enfants : Monique-Sarah, février 1947 ; Thierry-Aaron, janvier 1948 ; Fabrice-Yves, mai 1951 ; Béatrice-Mathilde, mai 1952 et Hélène-Bellyne, mars 1955.

Il m’a fallu des années pour retracer le quotidien de ma déportation, de même qu’il m’a fallu des années pour arriver à parler de ma vie avant la déportation. Une espèce d’amnésie s’était emparée de moi. Une amnésie certainement salvatrice et réparatrice qui m’a permis de penser que ma naissance commençait en 1945 et donc que je re-naissais.

Georges et Simone, nouveaux mariés.

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